DOSSIER : La monnaie sous l'Empire romain
Retrouvez dans cette publication les trois parties consacrées à l'inflation monétaire sous l'Empire Romain
“Vivons-nous une nouvelle chute de Rome ?” L’imaginaire collectif associe encore aujourd’hui la fin de l’Empire romain à un drame, drame provoqué par la déliquescence du corps politique, par des luttes intestines de pouvoir ou encore par les célèbres, et controversées, “invasions barbares”. Et si ce drame trouvait plutôt ses racines ailleurs, dans la monnaie ? Plus que pour toute autre civilisation avant elle, le monnayage symbolise pour Rome l’assise de son pouvoir. Il est le vecteur de la propagande impériale, le symbole de l’unité de l’Empire, l’incarnation de la puissance de Rome… Et le point de repère de la santé monétaire et économique de l’Empire. Durant les deux derniers siècles de l’Empire romain la monnaie a été l’objet de politiques de dévaluation répétées provoquant dans l’Empire des crises répétées.
La monnaie, “le centre névralgique du système économique” comme disait Murray Rothbard, est certainement le meilleur angle d’approche pour expliquer pourquoi la société romaine a fini par se déliter. Parmi ces pièces en circulation se trouve le denier d’argent romain (denarius argenteus), l’unité monétaire de référence depuis le début de l’Empire et grande victime des politiques de dévaluation monétaire du troisième siècle. À lui seul, le destin du denarius symbolise la fuite en avant d’un Empire recourant sans cesse à des politiques inflationnistes sans en comprendre les conséquences néfastes pour la société.
À mesure que Rome s’enfonce au troisième siècle dans des crises monétaires massives, qui finissent par détruire le denarius, la situation devient irrattrapable et finit par entamer durablement le calcul économique, la cohésion politique, sociale et administrative de l’Empire.
Des techniques inflationnistes archaïques
À cette époque, sans planche à billet magique, l’inflation implique une hausse de la masse monétaire émise, corrélée à une dégradation physique de la monnaie. Cela se transcrit dans les faits par la réduction progressive du pourcentage de métaux précieux, comme l’argent, contenu dans les pièces. Il ne peut en être autrement : Si l’administration décide de financer de nouveaux projets en augmentant la masse monétaire en circulation, elle ne peut décréter aussi facilement une hausse de la production des mines d’argent de l’Empire.
Devant ce dilemme et ce manque d’argent, les ateliers de frappe n’ont donc pas d’autre choix que d’ajouter continuellement du cuivre et laiton à l’alliage pour que les pièces conservent, le plus possible, leur forme globale. Mais cette altération monétaire était imparfaite, les citoyens romains pouvaient voir, au fil des années, le monnayage impérial perdre de son reflet, de sa brillance, devenir plus léger et s’user plus rapidement à mesure que le laiton et le cuivre prenaient une part plus importante.
Durant la première période de l’Empire, d'Auguste (-27 - 14) au début du règne de Marc-Aurèle (161 - 180), l’inflation monétaire est relativement faible, environ 0.7% par an. Elle entraîne malgré tout une baisse du pourcentage d’argent du denarius de 98% à environ 83%. Sur la même période, les dépenses publiques annuelles doublent de 450 millions à 900 millions de sesterces. Comme toujours sous l’Empire, les impôts et les politiques monétaires inflationnistes servent essentiellement à financer trois grands postes budgétaires : l’administration, les projets publics et les dépenses militaires.
La ruse de Caracalla
Le règne de Caracalla (211 - 217) est un bon exemple des nombreuses dévaluations de la monnaie impériale et de la chute progressive du denarius. Afin de financer de nouvelles campagnes militaires, une augmentation de la masse monétaire est décidée sous son règne, le denarius passe en quelques années d’une contenance de 70% d’argent à 50% d’argent pour un poids de 3 grammes.
Il introduit également en 215 une nouvelle monnaie, l’antoninien (argenteus antoninianus) afin de remplacer le denarius. La valeur faciale décrétée de cette monnaie est de deux denarius. Cependant, dans les faits, un antoninianus ne pèse que 5 grammes et non 6 grammes. L’introduction de cette monnaie revient à une nouvelle dévaluation de la monnaie. Cela procure temporairement d'importantes liquidités à l'État impérial, mais introduit par ailleurs un taux de change légal fixe entre des monnaies d’inégale valeur, une première.
Ce contrôle des prix sur le monnayage impérial va avoir pour conséquence de profondément désorganiser l’économie romaine en altérant la capacité de la monnaie à être une mesure de la valeur efficace pour le calcul économique. Cela entraîne le système monétaire dans un engrenage infernal :
L’inflation entraîne une dégradation visible de la monnaie, l’introduction de monnaies d’inégale valeur (mais à taux de change fixe) dans l’économie, et une hausse des prix.
La population thésaurise les “bonnes” monnaies contenant le plus d’argent et dépense en priorité la “mauvaise” monnaie comme intermédiaire d’échange afin de s’en débarrasser au plus vite.
Les impôts sont également payés avec la monnaie de piètre qualité, ce qui entraîne une baisse de la qualité des revenus impériaux et provoque la mise en place de nouvelles politiques inflationnistes, plus commodes que l’imposition.
Cette nouvelle inflation de la masse monétaire entraîne une nouvelle dégradation du monnayage impérial et une nouvelle hausse des prix.
Gallien, le denarius mis K.O par l’inflation
La chute de la dynastie des Sévères quelques années plus tard, en 235, marque le début de la “Crise du Troisième siècle” (ou “Anarchie Militaire”). Une période de profonde instabilité monétaire qui culmine sous le règne de Gallien (253 - 268) qui va, avec des politiques inflationnistes d’une ampleur inégalée jusqu’ici, totalement détruire la valeur de la monnaie romaine. Les chiffres parlent d’eux mêmes.
Durant son règne, le denarius passe d’un poids de 3 grammes et d’une contenance de 36% d’argent en 253 à un poids de 2.4 grammes et une contenance de 2% d’argent en 268 ! La masse monétaire est quant à elle multipliée par sept !
Ainsi, de Marc-Aurèle à Gallien, en moins d’un siècle, le denarius argenteus, monnaie de référence de l’Empire, voit sa composition passer de 75% d’argent à seulement 2% !
Une telle altération du denarius va avoir pour conséquence la disparition d’autres monnaies sous le règne de Gallien, comme le sesterce (sestertius). Initialement pensé pour les petits échanges, son utilité est maintenant remise en question face à des hausses importantes des prix et à un denarius qui présente maintenant aussi peu de valeur que lui.
Inévitablement, le denarius, devenu trop léger, trop pauvre en argent et de piètre qualité, disparaîtra lui aussi quelques années plus tard. En 268, cette crise monétaire majeure va se transcrire en une crise politique qui va voir l’Empire se disloquer en trois blocs. Tout au long de la “Crise du Troisième siècle” jusqu’en 284, on dénombre jusqu’à 26 prétendants différents qui s'entre-déchirent pour le trône impérial.
Dioclétien, du bon et (surtout) du mauvais
À la fin de la “Crise du Troisième siècle”, Dioclétien (284 - 305) entend réformer l’Empire et régler le problème de la monnaie qu’il perçoit comme potentiellement dangereux. Il réintroduit en ce sens les anciens poids en métaux précieux des unités monétaires : le denarius est ressuscité avec un poids fixé à 3.40 grammes pour 95% d’argent. Le très haut pourcentage d’argent de cette nouvelle pièce contraste avec le monnayage alors utilisé. Mais un problème se présente : le manque de matières premières nécessaires à la frappe de ces nouvelles monnaies.
Soucieux que sa réforme voit le jour, Dioclétien décide de saisir les métaux précieux détenus par les citoyens, ce qui n’est pas sans rappeler l’Executive Order 6102 seize siècles plus tard, et d’augmenter considérablement les impôts. L’opération s’avère compliquée et les résultats laissent à désirer. Quand les premières unités monétaires en argent sont émises, la qualité et la valeur intrinsèque de celles-ci contrastent avec la piètre qualité des pièces que la population romaine utilise au quotidien.
Les citoyens ne s’y trompent pas : aussitôt émis, l’argenteus est en priorité thésaurisé et ne sera que très rarement utilisé comme intermédiaire d’échange. Le problème de la thésaurisation et de la disparition de la “bonne” monnaie de l’économie réapparaît. Cette fois-ci ce ne sont pas les pièces les plus anciennes qui sont thésaurisées, mais les nouvelles pièces émises.
Le nouveau monnayage impérial est un échec. Afin de faire face à une crise qui ne se résorbe pas, Dioclétien décide des dépenses budgétaires importantes. Ces politiques “keynésiennes” (si nous pouvons oser l’anachronisme) impressionnent par leur ampleur. Trente-cinq nouvelles légions sont créées, doublant les effectifs de l’armée, de nombreux travaux publics, comme des routes, des forteresses et des ponts, sont entrepris afin de donner du travail à la population. Une refonte totale (et pertinente) de l’administration provinciale, renforcée dans ses effectifs, voit le jour. À cette époque, l’historien Lactance ironise sur le fait que les travailleurs publics dépassent en nombre les contribuables romains…
L’intervention de Dioclétien pour redresser l’économie part, comme toujours, d’une bonne intention. Malheureusement, l’inflation nécessaire à ses grands projets ne fait qu’aggraver la situation. Le pouvoir d’achat de la monnaie baisse considérablement, conséquence de quoi les prix explosent suivant une inflation annuelle qui passe de 5% en 284 à 35% en 301. Persuadé que la hausse des prix est une conséquence de la thésaurisation et de la spéculation, Dioclétien décide d’instaurer un paiement de l’impôt impérial directement en nature. Le monnayage impérial étant de plus en plus de mauvaise qualité, cette décision permet de redresser la qualité des revenus perçus par l’administration romaine. L’empereur romain prend également une autre mesure pour lutter contre ce qu’il pense être de la spéculation malhonnête : le contrôle des prix.
Le contrôle des prix comme réponse à l’inflation
C’est l'Édit du Maximum de 301, Edictum de pretiis rerum venalium (Edit sur les prix des marchandises) qui fixe un prix maximum sur plus de 1000 marchandises, services et salaires à travers l’Empire romain. Dans la pure tradition romaine, un non-respect de cet édit était puni par la peine de mort. Les conséquences de cet édit et de cette tentative inédite d’un contrôle des prix à une échelle si grande sont mal connues. Malgré ces manques d’informations pour l’historien, nos connaissances actuelles nous enseignent que le contrôle des prix est certainement le pire remède pour lutter contre la hausse des prix causée par l'inflation. Cela mène automatiquement à une pénurie des biens et des services concernés.
L'impossible ajustement à la hausse des prix, alors que les coûts de production augmentent toujours, ne fait qu’aggraver la situation. La hausse artificielle de la demande et la baisse contrainte de l’offre rendent les pénuries inévitables.
Cet édit a sûrement contribué à déliter encore un peu plus la société romaine en faussant un calcul sain du processus économique et des échanges. L’exode urbain, qui prend de plus en plus d’ampleur à cette période, est certainement une conséquence de cette inflation et de ces contrôles de prix qui ont mené les artisans et les marchands des grandes villes à cesser leur activité, ne pouvant plus produire et commercer à perte.
Malgré la peine lourde encourue en cas de non-respect, cet édit s’avère impossible à mettre en place et à faire respecter dans l'ensemble de l'Empire. C’est le cas notamment dans les provinces les plus éloignées de Rome, comme l’Egypte, où se développe un marché noir important. Il sera plus tard révoqué.
Le retour de l’échange direct, signe ultime du déclin.
Face à la perte de valeur rapide du monnayage et aux contrôles des prix destructeurs, la population commence également à privilégier d’autres moyens d’échange dont des monnaies locales et le troc.
Le retour du troc à la fin du troisième siècle souligne un retour en arrière phénoménal vers un moyen d’échange primitif. L’indivisibilité des biens échangeables et la “double coïncidence des besoins”, qu'un retour aux échanges directs implique, condamne de manière certaine l’Empire.
Les échanges diminuent, ceux-ci deviennent directs, limités dans le temps, dans l’espace et à des cercles d’échanges restreints. L’Empire romain avait jusqu’ici bâti sa force sur une économie basée sur une division du travail et des compétences complexes alors inégalées dans l’Histoire, tant par l'étendue géographique concernée et par le nombre d'individus impliqués. Le retour à des échanges directs signe indirectement la fin d’un Empire qui ne fédère plus.
“La combinaison d’un système de prix maximum avec la dégradation de la monnaie provoqua la paralysie complète tant de la production que de la commercialisation des denrées alimentaires essentielles, et la désintégration de l’organisation sociale de l’activité économique.”
Ludwig von Mises, Sur les causes les causes du déclin des anciennes civilisations, l’Action humaine. p 889 - 892
L’inflation, la hausse et le contrôle des prix, le retour du troc et la fin de la spécialisation via la division du travail provoque un appauvrissement important de la population urbaine. Au troisième et quatrième siècles cela se traduit par un phénomène d’exode urbain important, les villes ne sont plus les lieux d’échanges et de richesses qu’elles furent aux grandes heures de l'Empire. Les artisans spécialisés et autres marchands retournent à la terre.
À plusieurs reprises, les empereurs tentent de régler ce problème d’exode généralisé par des édits fixant les citoyens dans des corps de métier fixes, parfois même de manière héréditaire, ou à des zones géographiques spécifiques. Ces mesures restrictives de libertés n’y font rien. Le phénomène de restructuration sociale est en marche dans l’Empire et pose les bases d’une nouvelle structure organisée en cercles d'échange restreints autour des domaines. L’économie de subsistance devient la norme : elle est plus localisée, directe et autarcique.
En somme, la matrice de l’époque médiévale à venir.
Le citoyen romain était plus chanceux que nous …
Contrairement à aujourd’hui, la population romaine pouvait voir sa monnaie se dégrader à vue d’œil à mesure que Rome falsifiait sa propre monnaie. Aujourd’hui, l'énorme inconvénient de l’inflation de la monnaie fiat, est que celle-ci est invisible et imperceptible pour les citoyens.
Une monnaie papier a ceci de commode de ne pas présenter une baisse qualitative apparente des nouvelles unités monétaires émises en grand nombre. Mais ne nous y trompons pas, une augmentation de la masse monétaire entraîne immanquablement une baisse de la valeur de la monnaie, une hausse des prix et une altération du calcul économique des échanges. Les effets sont tout aussi dévastateurs pour l’économie.
Second avantage que le citoyen romain a sur nous : face à la dégradation de la qualité du monnayage, ce dernier a fait ce que tout individu sensé dans la même situation ferait : il peut discriminer entre la bonne et la mauvaise monnaie. Il sélectionne ainsi les pièces de monnaie entre elles, accordant plus d’importance aux “bonnes”, celles présentant une meilleure valeur. Celles-ci ne seront finalement pas utilisées dans les échanges, mais thésaurisées afin de se prémunir contre la prodigalité imprévisible du pouvoir. Les autres pièces, perdant continuellement et inévitablement de la valeur, seront utilisées en priorité comme intermédiaires d’échange tant que le contrôle des prix sur le taux de change des monnaies est maintenu.
Aujourd’hui, impossible pour le citoyen des pays inflationnistes de thésauriser la “bonne” monnaie. Même si factuellement, inflation oblige, un euro émis il y 20 ans est plus “fort” qu’un euro actuel, la monnaie fiat empêche, le citoyen de sélectionner les bons euros et de se débarrasser des mauvais.
La loi de Gresham
Ce processus de sélection a un nom : la loi de Gresham. Celle-ci porte le nom de Thomas Gresham (1519 - 1579), financier et marchand anglais sous le règne de la reine Elizabeth. La loi est simple et tient en une seule phrase : “la mauvaise monnaie chasse la bonne monnaie de l’économie”.
Dans son esprit, la loi explique que dans une économie où plusieurs monnaies circulent concurremment, les différents acteurs économiques ont tendance à discriminer les monnaies entre elles. Celles présentant le moins de valeur et inspirant le moins de confiance sont en priorité utilisées lors des échanges afin de s’en débarrasser rapidement. Les autres, celles de meilleure qualité étant plus difficiles à dévaluer et déprécier, sont en priorité conservées et thésaurisées. Cette thésaurisation “réflexe” de la bonne monnaie souligne le manque de confiance de la population envers la politique monétaire décidée par ses dirigeants.
L’exemple de l’argenteus de l’Empereur Dioclétien, aussitôt thésaurisé dès son émission, en est un bon exemple. Bien plus tard, Murray Rothbard, grande figure de l’école autrichienne d’économie, soulignera très justement que cette loi est uniquement valable dans un système où l'État impose l’usage et le “prix” d’une monnaie par le contrôle des taux de change entre des monnaies d’inégales valeurs : ‘La loi [de Gresham] dit en fait qu’une monnaie artificiellement surévaluée par l’État chasse de la circulation celle qui est artificiellement sous-évaluée.”
Dans une économie libre, avec une libre concurrence des monnaies, “la bonne monnaie chasserait la mauvaise monnaie” car la population aura toujours tendance à privilégier le meilleur intermédiaire d’échange, qui est, par la même occasion, la meilleure mesure de la valeur et la meilleure réserve de valeur.
Le mot de la fin …
Le rôle de la monnaie a été à bien des égards le principal catalyseur ayant entraîné la chute de Rome, les interventions et les régulations de l’administration pour régler les problèmes n’ont quant à elles fait qu’accélérer le déclin. En détruisant la monnaie, l’Empire a créé une distortion dans le système des prix et s’est retrouvé sans référentiel fiable pour le calcul sain du processus économique. Conséquence de quoi, la division du travail, basée sur le commerce et l’artisanat spécialisé, s’est graduellement effondrée à l’échelle de l’Empire. Ce qui avait fait la force de Rome disparait graduellement.
Tant de signes propres aux déclins monétaire, économique et sociétal auxquels nous devons rester attentifs encore aujourd’hui et qui, finalement, émanent d’une chose très simple : la mauvaise gestion de la monnaie. Le citoyen romain avait l’avantage, contrairement à nous, de pouvoir sélectionner sa monnaie. Nous avons quant à nous aujourd'hui les capacités d’analyser plus finement le processus économique afin de comprendre les conséquences de l’inflation pour ne pas répéter les erreurs du passé.
Au final, une monnaie non-manipulable et incensurable, comme Bitcoin, pourrait-elle nous éviter de terminer comme l’Empire romain ?